Villeneuve VD, le 15 février 2924
Dans la mesure où les charges retenues à l’encontre de Monsieur Bruno Bidjang ne sont pas communiquées, le présent avis, tout comme le précédent, se bornera à examiner les propos querellés, à la lumière des dispositions pénales camerounaises sur les infractions réprimées par les articles 102 (Hostilités contre la patrie) et 116 (insurrection).
Bref rappel des faits :
Dans l’une des vidéos diffusées sur ses réseaux sociaux, Monsieur Bruno Bidjang commente l’affaire Hervé Bopda, un opérateur économique résidant à Douala ciblé par des dénonciations pour de multiples viols présumés. Cette affaire a fait l’objet d’un emballement sur les réseaux sociaux durant plusieurs semaines.
Dans la vidéo en question, le jeune journaliste Bruno Bidjang dit : « Où sont les Camerounais quand il faut dénoncer les tares de notre société, défendre leurs droits, réclamer l’eau, l’électricité, l’emploi, les routes […]. Je finis par comprendre que le peuple est plus intéressé par le buzz que par les questions essentielles qu’il doit se poser. »
Dénoncé auprès des autorités camerounaises par certains camerounais qui estimaient qu’un journaliste exerçant dans un organe de presse qui a bénéficié des largesses du pouvoirs gouvernants, le jeune journaliste s’est présenté de lui-même au Secrétariat d’état à la défense (SED), accompagné de son conseil.
Il est incarcéré depuis lors au SED.
Cette incarcération intervient également après que Bruno Bidjang a reçu sur le plateau de l’émission « Décryptage » sur Vision 4, le député de l’opposition Cabral Libii qui, lors de cette émission, a déclaré que l’augmentation des prix du super et du gasoil relevait du « banditisme en bande organisée ».
Les libertés d’opinion et d’information sont garanties par le Préambule de la constitution de la République du Cameroun. « La liberté du culte et le libre exercice de sa pratique sont garantis ; La liberté de communication, la liberté d’expression, la liberté de presse, la liberté de réunion, la liberté d’association, la liberté syndicale et le droit de grève sont garantis dans les conditions fixées par la loi ».
La liberté d’expression constitue donc l’un des fondements essentiels dans le modèle de démocratie camerounaise, en tout cas, elle est l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement des citoyens. Sous réserve des restrictions prévues expressément par la loi, elle vaut non seulement pour les informations ou les idées accueillies avec faveur, ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population.
Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’y a pas de société démocratique. En outre, les opinions sont protégées pour elles-mêmes, même si elles ne correspondent pas à la vérité, car, par définition, elles ne se prêtent pas à une démonstration de véracité.
Outre qu’elle doit être fondée sur une base légale et proportionnée au but visé, une restriction de la liberté d’expression doit notamment être justifiée par un intérêt public. En matière de liberté d’expression, le principe de l’intérêt public se confond en pratique avec le souci de maintenir l’ordre public. La protection de la sécurité, de la tranquillité, de la morale et de la santé publique répond à un intérêt public. Celui-ci ne commande toutefois pas de censurer ou de réprimer l’expression des opinions qui sont subversives ou simplement choquent les sentiments moraux, religieux, politiques de la population ou encore qui mettent en cause les institutions.
La censure préalable n’est en effet pas compatible avec la liberté d’expression, même lorsque celle-ci s’exerce sur le domaine public. Lorsqu’elle est saisie d’une dénonciation susceptible d’attenter aux dispositions réprimant les atteintes à la sécurité de l’état et à l’insurrection, l’autorité des poursuites doit se montrer impartiale dans l’appréciations des allégations à l’appui de la dénonciation.
Autrement dit, vu la portée reconnue à la liberté d’expression, seules des conditions restrictives peuvent justifier une ingérence de l’Etat, en particulier lorsque, comme en l’espèce, il intervient à titre préventif. Au demeurant, cette ingérence doit avoir pour but la protection de biens juridiques élémentaires. Il doit par ailleurs pouvoir être établi de façon concrète que l’exercice de la liberté d’expression portera atteinte à d’autres droits fondamentaux. Ainsi, de vagues craintes d’une insurrection ne suffisent pas.
Dans la vidéo publiée sur les réseaux sociaux du journaliste Bruno Bidjang, on entend ceci que : « Où sont les Camerounais quand il faut dénoncer les tares de notre société, défendre leurs droits, réclamer l’eau, l’électricité, l’emploi, les routes […]. Je finis par comprendre que le peuple est plus intéressé par le buzz que par les questions essentielles qu’il doit se poser ».
D’après des informations de sources journalistiques reprises sur les réseaux sociaux, les autorités camerounaises auraient placé en garde à vue le journaliste Bruno Bidjang au prétexte que les propos en cause constituent les infractions visées aux articles 102 et 116 du Code pénal camerounais. Cela doit être nié et ce, au regard de la ratio legis tirée des dispositions du code pénale en question.
Selon Article 102 (Hostilités contre la patrie) : Est coupable de trahison et puni de mort tout citoyen qui :
a) Participe à des hostilités contre la République ;
b) Favorise ou offre de favoriser lesdites hostilités.
En vertu de Article 116 (nouveau).- — Insurrection.
Est puni de l’emprisonnement de dix à vingt ans celui qui dans un mouvement insurrectionnel :
a) Provoque ou facilite le rassemblement des insurgés par quelque moyen que ce soit ;
b) Empêche par quelque moyen que ce soit la convocation, la réunion ou l’exercice de
la force publique ou s’en empare ;
c) Envahit ou détruit des édifices publics ou privés ;
d) Détient ou s’empare d’armes, de munitions ou d’explosifs ;
e) Porte un uniforme, un costume, ou autres insignes officiels, civils ou militaires.
Contrairement à ce que certains prétendent, notamment ceux des pourfendeurs des propos du Journaliste Bruno Bidjang, et si on ne s’en tient qu’à ceux-ci, ils échappent manifestement en tout point aux buts visés par les dispositions pénales ci-haut énoncées. Partant, ces griefs se révèlent ainsi infondés. Toute chose qui conduit à la levée de cette garde à vue manifestement abuse.
D’autant plus que, quand bien même l’intérêt public militant en faveur de la répression des propos en cause parait manifeste au regard du contexte, force est de constater que les velléités des autorités camerounaises ne reposent, hélas, sur aucun élément concret.
D’aucuns prétendent que l’état du Cameroun, via le SED, pourrait justifier la censure des propos litigieux par la protection de la sécurité publique, le risque étant considérable que des débordements importants se produisent pouvant conduire à mettre en péril l’autorité de l’état, en particulier en raison de du mécontentement résultant de la hausse des prix des produits pétroliers décidée par les autorités.
Les éléments sur lesquels s’est fondée le Ministère de la Communication pour inviter les acteurs des médias à la retenus manquent toutefois de précision. En effet, « la Mise au point du Gouvernement sur les dérives de toutes natures portant atteinte à l’image » rendue public par le Ministre de la Communication et Porte-parole du Gouvernement de la République du Cameroun à ce sujet est très vague. Les seules allégations « l’incitation à la sédition et même de l’hostilité contre la patrie » n’étant suffisamment pas étayée au regard de la nature des propos en cause qui, faut-il le rappeler, ont un caractère idéal.
Dans ces circonstances, alors que les autorités camerounaises ne peuvent pas rendre vraisemblable que les propos litigieux sont susceptibles de provoquer de graves troubles à l’ordre public, le risque de débordements n’apparait pas assez concret et propre à craindre une insurrection, la restriction aux libertés d’opinion et d’information n’est justifiée par aucun intérêt public suffisant. Au vu de quoi, la garde à vue du journaliste Bruno Bidjang doit être levée.
Enfin, la saisine du Parquet près le Tribunal militaire de Yaoundé viole manifestement le principe de la proportionnalité.
Le principe de la proportionnalité exige qu’une mesure restrictive soit apte à produire les résultats escomptés (règle de l’aptitude) et que ceux-ci ne puissent être atteints par une mesure moins incisive (règle de la nécessité) ;
En outre, il interdit toute limitation allant au-delà du but visé et il exige un rapport raisonnable entre celui-ci et les intérêts publics ou privés compromis (principe de la proportionnalité au sens étroit, impliquant une pesée des intérêts.
Certains commentateurs, dont la pertinence du propos n’est pas niée par simple posture, considèrent que l’autorité des poursuites, le SED en l’occurrence, respecte le principe de la proportionnalité en traduisant le journaliste Bruno Bidjang par-devant le Tribunal militaire notamment en raison, non seulement des propos litigieux, mais également de la qualité de son hauteur qui travaille dans un organe de presse ayant profité des largesses de l’état du Cameroun, et surtout le contexte dans lequel ce dernier a tenu ces propos.
Imprécise, cette analyse du principe de la proportionnalité ne peut pas non plus être suivie. En effet, l’état du Cameroun ne peut se contenter d’invoquer de manière abstraite « des propos indécents » pour la saisine d’un tribunal d’exception dont la compétence ne semble en aucun cas avérée s’agissant des propos querellés. Si l’état du Cameroun craignait des troubles suites aux propos du journaliste Bruno Bidjang, il aurait dû envisager d’autres mesures, moins incisives pour les libertés invoquées. Il aurait ainsi pu se renseigner sur le contenu de cette vidéo qui fait un peu plus de cinq minutes et savoir si réellement le Tribunal militaire est apte à y retenir des éléments suffisants pouvant liées sa compétence.
Le Gouvernement camerounais aurait pu également prendre des mesures pour prévenir tout risque de rassemblement consécutif aux propos querellés, en demandant notamment aux forces de l’ordre de procéder aux arrestations, le cas échéant.
Par conséquent, sur la base des propos déjà à la disposition du public et qui ne sauraient être interprétés autrement, « l’incitation à la sédition et l’hostilité contre la patrie » reprises dans la « Mise au point du Gouvernement sur les dérives de toutes natures portant atteinte à l’image », constitue donc une atteinte disproportionnée aux libertés d’opinion et d’information.
Dans le vu de ce qui précède, alors qu’il n’est pas contestable que les libertés d’opinion et d’information sont manifestement violées, la garde à vue du journaliste Bruno Bidjang doit être levée.
Charly Noah
Docteur en Droit
Président de l’ONG Action 237-Suisse