S’il est concevable que la guerre contribue à modifier la nature des États, il est certain que leur transformation politique fait évoluer les formes de la guerre. L’altération croissante du système politique mondial engendre un phénomène qui tend à se généraliser et qui porte, pour le moment, le nom d’affrontement hybride.
Hubris, en grec ancien, désigne l’excès, la monstruosité, accouplement contre-nature, le mi-homme mi-bête, le centaure, un raté de la nature, une double insulte à l’harmonie et à la mesure. Dans la réalité des conflits actuels, l’affrontement hybride couvrirait un domaine de ni paix-ni guerre, proche de la guerre froide sans en revêtir la dimension, le semi-conventionnel. Très organisé sous les allures de la confusion, l’affrontement hybride se développe en utilisant l’irréparable, l’innommable. Ce serait en somme un conflit intercalaire entre la crise et la guerre, entre supra-crise et infraguerre. D’où l’importance des trêves, cessez-le-feu et autres pauses, toujours hautement clamés, mais jamais vraiment respectés tant que les acteurs ne sont pas parvenus à obtenir un gain conforme à un but inavoué. L’affrontement hybride résulte d’un mélange entre différentes formes d’opérations conduites par des acteurs de nature hétérogène. Il combine des formes symétriques et asymétriques. En ce sens, l’affrontement hybride ne s’oppose pas à la guerre asymétrique, il l’inclut en associant en une même manœuvre deux catégories de forces. Ce sont en première composante les forces de superstructure.
Elles peuvent s’énumérer selon un catalogue hétéroclite qui juxtapose : des forces de terrain en uniformes et sans uniformes, des paramilitaires arborant les insignes de groupuscules quasi-inconnus, des « petits hommes verts » – entendons des forces spéciales – sans insignes et souvent encagoulées à quoi viennent s’ajouter des « volontaires spontanés, en vacances ». Ailleurs, dans les espaces maritimes disputés des mers de Chine, travaillent « d’honnêtes » pécheurs, d’inoffensifs géologues-explorateurs, soutenus par « de paisibles » garde-côtes, tandis qu’à bonne distance patrouillent des navires de guerre.
À partir de cette recension non exhaustive des phénomènes, les analystes ont jusqu’ici considéré l’affrontement hybride de deux manières.
Certains ont vu une combinaison « moderne » comportant la manipulation d’une sorte de « 5e colonne » à l’intérieur du pays cible (la « minorité nationale opprimée »), de l’infiltration de forces spéciales, d’une cyberoffensive, notamment l’utilisation massive de la guerre électronique et du cyber pour brouiller et paralyser le C2 (Command and Control) de l’armée ukrainienne en Crimée. À quoi s’ajoute une manœuvre de propagande comportant une importante désinformation sur Internet et dans les réseaux sociaux.
D’autres considèrent que ces moyens, effectivement utilisés et indispensables, ne tirent leur pleine efficacité que de l’appui de la lourde menace que fait peser la présence de forces conventionnelles massées à la frontière ou navigant à quelques nœuds de distance. Les manœuvres de ces forces terrestres, navales et aériennes visent un but d’intimidation, en laissant planer une incertitude quant à leur utilisation et à une possible escalade dans l’intensité de l’affrontement.
Elles servent aussi de réserve pour approvisionner en moyens de toutes sortes les combattants de l’autre côté de frontières poreuses, mal délimitées. Ce soutien est parfois affublé de l’appellation « d’aide humanitaire ».
Ces différents moyens d’action sont engagés parfois simultanément, parfois successivement, mais certainement pas pêle-mêle, car ils obéissent à une stratégie que perturbe quelquefois la violence des combats locaux. Il est possible de distinguer une coordination et une graduation calculée des moyens mis en œuvre.
La seconde composante comprend les forces d’infrastructure dont l’essentiel repose sur le traditionnel nerf de la guerre : l’argent.
Chacun des acteurs, en fonction des ressources dont il dispose, utilise les armes économiques, financières et commerciales, soit dans un cadre légal, soit aux marges d’un jeu de spéculation politiquement orientée. L’Union européenne, à un niveau modéré et, plus fortement, les États-Unis ont mis en œuvre une stratégie de sanctions financières et bancaires, fuite des capitaux et baisse des investissements directs.
La baisse du prix des hydrocarbures provoque une chute spectaculaire du rouble entraînant une forte perturbation de l’économie russe. Le phénomène, pour autant qu’il soit durable, affecte les monoproducteurs mondiaux tandis que l’économie mondiale en ressent les effets. Par mesure de rétorsion symétrique, la Russie fait pression par des menaces de sanctions économiques dans le domaine énergétique en évoquant de limiter ses livraisons de gaz à l’Ukraine et, par conséquent, vers l’Europe. Mais aussi en reconsidérant la liste des clients potentiels susceptibles de bénéficier d’un accès favorable pour ses futures commandes tant militaires que civiles. Le projet South Stream qui devait approvisionner l’Europe en gaz naturel via la mer Noire, en débouchant sur la Bulgarie et l’Autriche, aura constitué un moyen de pression de 40 milliards de dollars comportant des implications stratégiques de long terme, par-delà l’affrontement hybride d’Ukraine. Car, début décembre 2014, le président Poutine prend la décision d’abandonner South Stream. Il lui substitue une nouvelle ligne d’approvisionnement en faveur de la Turquie.
Ainsi, par le biais de ces manœuvres de dimension planétaire, développées sur le long terme, l’affrontement hybride est susceptible d’avoir des répercussions aussi importantes qu’inattendues au regard de ce qui, au départ, aurait pu paraître comme un enjeu mineur.
Catégories de l’affrontement hybride
D’une manière générale, relevons l’importance croissante du signe, du langage, du discours et de la communication. L’ensemble s’organise en trois catégories d’actions : la gesticulation, la dissimulation et la désinformation.
La gesticulation des forces conventionnelles et nucléaires
La gesticulation des forces et la parade de la violence actualisable consistent à suggérer ce dont on serait capable si… on décidait de mettre en œuvre les forces ainsi exhibées ostensiblement. C’est un instrument de communication par les faits, non par le discours. Cette démonstration ouverte du potentiel de nuisance peut inclure une part de déception.
Les exercices des forces conventionnelles à proximité des frontières comportent des manœuvres terrestres. Peuvent s’y ajouter les intrusions dans les espaces aériens, l’approche périlleuse des avions civils (au Danemark et en Suède) par des appareils militaires, autant de pratiques de repérage et de test des radars de défense antiaérienne qui étaient courantes durant la guerre froide. L’intrusion temporaire dans les eaux territoriales complète cette liste. Les zones « limites », juridiquement fragiles, telles que les corridors et autres couloirs aériens constituent des espaces favorables pour l’affrontement hybride. La Chine s’est essayée à ce jeu en prétendant imposer une zone de reconnaissance d’identité aérienne durant la phase aiguë de son conflit avec le Japon.
Par ailleurs, on a vu se développer le jeu avec le seuil nucléaire. La Russie « gesticule » avec les forces nucléaires comme dans le « bon vieux temps ». Les essais de missiles d’un arsenal stratégique en pleine modernisation se sont multipliés comme autant de rappel du statut de superpuissance atomique.
Cependant, en arrière-fond, on constate la violation par la Russie de tous les accords de maîtrise des armements signés depuis 1988 : FCE, FNI, START (les plafonds ont été crevés, de part et d’autre d’ailleurs). L’affrontement hybride ukrainien permet à la Russie de prendre en otage les négociations d’Arms Control auxquelles l’Administration Obama veut encore croire.
À cela s’ajoutent les déclarations sur la localisation des armes et des différentes catégories de vecteurs. Possible installation d’armes nucléaires en Crimée. Mais de quelle nature avec quels vecteurs et pour quoi faire ? L’Iskander, missile moderne de courte-moyenne portée, a été déployé à Kaliningrad. Pourrait-il l’être en Crimée ?
Là encore, point de position stratégique nette, mais plutôt un flot de déclarations ambiguës, laissant place à l’incertitude quant aux véritables intentions de la Russie. Début décembre, M. Lavrov affirme une position de principe : la Russie a le droit de placer des armes nucléaires sur n’importe quelle portion de son territoire. Déclaration aussitôt nuancée par le commandant en chef des forces nucléaires russes, le général Serguei Karagayev, pour qui il n’est pas indispensable de stationner en Crimée de telles armes. On souffle donc le chaud et le froid, autre caractéristique de l’affrontement hybride.
Finalement, la gesticulation peut facilement intégrer une manœuvre de déception en faisant croire à la présence de moyens supérieurs à ceux réellement déployés. Le recours à des leurres donnera à penser que l’on dispose d’une capacité supérieure à ce qu’elle est en réalité.
Cependant, la Russie se garde bien de faire monter le conflit jusqu’au seuil nucléaire. Une sorte de piqûre de rappel semble suffire. De même, la manœuvre des forces classiques reste limitée de manière à ne pas provoquer une riposte symétrique de l’Otan, comportant un risque d’escalade qui rapprocherait du seuil nucléaire.
La dissimulation
Elle commence par le refus (de part et d’autre) de qualifier la dimension du conflit. L’affrontement hybride se présente comme une guerre inavouée et inavouable.
Taire son nom, dissimuler son identité, effacer ses traces d’origine sont les principes dominants qui prévalent sur le sentier de la guerre hybride. Cette « crise militaire » d’Ukraine, à laquelle les principales puissances s’accordent par défaut à ne donner ni le nom de guerre civile avec ingérence étrangère ni le nom de guerre tout court, a quand même fait 4 000 morts (civils et militaires) [1] depuis avril 2014, soit environ 650 par mois. Après la reprise de Sloviansk par l’armée ukrainienne, la bataille de Donetsk bat son plein courant novembre-décembre 2014. Plus de 1 000 morts sont venus s’ajouter au bilan en dépit de l’accord de cessez-le-feu de Minsk de juillet 2014.
L’identité des hommes (uniformes, insigne) et des matériels (plaques minéralogiques) fait l’objet d’une dissimulation systématique. Ce qui faisait symétrie dans la guerre classique est brouillé. Les symboles de l’action « humanitaire » recouvrent des activités militaires. Il en va de même des pertes, celles des militaires russes dont les corps sont évacués subrepticement.
Enfin, à la langue de bois vient s’ajouter la langue fourchue. On fait le contraire de ce que l’on déclare ou bien l’on déclare le contraire de ce que l’on fait. Le déni de réalité est systématiquement érigé en instrument diplomatique. Venant de Russie, des canons de 125 mm traversent-ils la frontière ? Moscou nie purement et simplement. Les photos prises par les observateurs de l’OSCE, eux-mêmes constamment manipulés à leur corps défendant, sont rejetées comme autant d’erreurs et de trucages. Ici, intervient déjà une désinformation active, celle qui enveloppe la réalité d’un voile de soupçon.
La désinformation
Cette situation trouble résultant de la gesticulation et de la dissimulation forme le terreau idéal pour le développement exceptionnel de la désinformation.
Elle est également favorisée par la disponibilité des techniques nouvelles : la disponibilité du cyberespace et la vitesse de communication par les réseaux sociaux. Cela devrait mettre fin à l’illusion soigneusement entretenue par certaines sociétés selon laquelle le cyber et les réseaux sociaux servaient la conquête démocratique. Dans l’affrontement hybride, un des buts est de gagner la lutte pour l’influence sur les esprits et la domination sur le champ de bataille des représentations.
La quantité de messages échangés constitue un phénomène nouveau. Rarement autant qu’en Ukraine, on aura vu le déploiement de la désinformation sous toutes ses formes et par tous les moyens, allant du plus grossier au plus subtil. On constate que, comme dans l’ancienne Union soviétique, la désinformation a pris pour cible principale la population russe elle-même. Les médias ordinaires comme les télévisions russes, contrôlées en quasi-totalité par le gouvernement, ont mobilisé l’opinion. Elles ont relayé les rumeurs, donnant valeur d’« évidence » à la désinformation. Recourant au vieux principe, « c’est vrai puisque la télévision vous le dit ». Tous les procédés ont été utilisés.
Des rumeurs fondées sur de faux témoignages, évidemment, furent déformées et amplifiées par les réseaux sociaux. Par exemple, la crucifixion de jeunes enfants ukrainiens russes par l’armée ukrainienne. Plus c’est énorme et invérifiable, plus cela renforce l’animosité, l’angoisse, la haine.
Un autre procédé consiste à donner à une même image un sens différent en fonction du commentaire « off » qui en est fait. Une image des convois « humanitaires » à l’arrêt est annoncée comme le blocage par l’armée de Kiev de l’aide aux populations ukrainiennes.
Les théories du complot et la manipulation systématique de l’histoire jouent un rôle considérable.
L’Otan, sous tutelle américaine, poursuivrait sa stratégie expansionniste agressive afin de menacer directement les frontières de la Russie. L’UE, soumise à l’influence de la « ploutocratie », souvent qualifiée de « lobby juif de Wall Street » cherche à absorber l’Ukraine pour disposer de ses matières premières, détruire sa production agricole, imposer ses prix et ruiner la population. Des milices néonazies, nouvelle armée Vlassov, financées et armée par la CIA, inspirées par l’idéologie de Simon Petlioura, accusé d’avoir organisé les pogroms d’Ukraine en 1919 auraient fomenté le coup d’État contre le président légal Yanoukovitch. Plus généralement circulent des relectures truquées de l’histoire. L’antisémitisme constitue un thème important, aisément manipulable.
Cette désinformation est également destinée à l’extérieur de l’espace géographique de l’affrontement. Elle vise les États de l’Union européenne et parvient à ouvrir des brèches de doute. Non sans succès puisqu’en France, en Allemagne, en Italie, on constate le développement d’opinions justificatives de l’action de la Russie dans de nombreux milieux : extrême gauche, extrême droite, pacifistes… Comme à l’ordinaire, rétablir la vérité c’est-à-dire la réalité des faits, relève de l’impossible ou n’intervient que trop tard après le dommage causé.
Conclusion
L’affrontement hybride correspond à un état de crise exacerbé (on pourrait parler d’infraguerre) où l’usage de la force s’actualise tout en respectant des seuils de violence. Les acteurs mineurs (de faible puissance, mais de forte agressivité) ne sauraient franchir ces seuils sans encourir la désapprobation et risquer l’abandon des acteurs majeurs qui les soutiennent.
L’affrontement hybride est soumis à limitation en raison de l’existence d’un double seuil, à la fois nucléaire (sauf si l’un des camps ne dispose pas d’armes nucléaires) et conventionnel. En raison de ces contraintes, l’affrontement hybride constitue une combinaison de deux manœuvres voisines : une de contournement de la dissuasion nucléaire et l’autre développant une stratégie indirecte pour éviter tout choc frontal de grande dimension.
Le cas de l’Ukraine fait donc apparaître au sein de l’affrontement hybride la juxtaposition de formes symétriques et asymétriques. Il y a asymétrie stratégique puisque la Russie utilise une stratégie hybride à laquelle les Occidentaux répondent par des sanctions économiques et financières plus ou moins bien coordonnées. Il y a symétrie lorsque les États-Unis décident l’envoi en Pologne de modestes renforts symboliques d’une centaine de Marines avec leurs insignes ostensiblement apparents. Tout comme la France qui mande ses Rafale en Pologne. Contingents de petite dimension certes, mais politiquement symboliques au regard des angoisses des voisins de la Russie. Il y a symétrie lorsque l’Otan organise des manœuvres de plus grande dimension (Iron Sword) et n’hésite plus à contrer les pénétrations aériennes russes.
Reste à poser une dernière question – qui exigera des études spécifiques – quelle stratégie de riposte contre l’affrontement hybride ?
Très schématiquement, deux voies apparaissent.
Riposter de manière symétrique en recourant aux mêmes moyens et aux mêmes méthodes. Pour les États démocratiques de l’Alliance cela peut constituer un piège, semblable à l’usage sans contrôle de « Freedom Fighters » dans les années 1970-1980. Riposter en mode dissymétrique par le renforcement des règles de la guerre (jus in bello) ; la mise en place de procédures de « démasquage » des activités occultes ; la pénalisation internationale de ces activités. Cela suppose des mesures militaires et juridiques précises, soigneusement adaptées, qui restent à défini